Gren grelottait.

— Qu’elle t’apporte à manger, ordonna la morille. Ce n’est pas le moment de s’éloigner.

— Tu ne vas pas quand même rester ici la vie entière ! fit Yattmur avec impatience quand son compagnon lui eut transmis l’ordre du champignon.

Gren eut un geste d’impuissance : il ne savait pas. La rage au cœur, la jeune fille se perdit dans le brouillard. Elle resta longtemps absente et, à son retour, elle put constater que la plante avait atteint le stade suivant de son évolution.

Le brouillard s’était légèrement dissipé et les rayons du soleil posaient des reflets couleur de bronze sur l’épicarpe de l’échassière. Comme si ce maigre apport de chaleur la stimulait, une de ses six tiges bougea, s’arracha à ses racines et devint une patte. L’une après l’autre, chacune en fit autant. Quand la dernière se fut libérée, le végétal pivota sur lui-même et s’ébranla : lentement, mais résolument, il se mit à descendre vers la grève.

— Suis-la, ordonna la morille.

Gren se leva et s’avança dans le sillage de la plante. Il était aussi raide qu’elle. Yattmur marchait à ses côtés et la machine volante accompagnait l’étrange cortège. À cette vue, les Bedons-Bedaines terrorisés se ruèrent vers les fourrés. L’échassière suivit la piste. Arrivée sur la plage, elle ne s’arrêta pas : elle entra dans la mer. Bientôt, seule sa partie supérieure fut visible. Puis le brouillard l’avala. Après quelques slogans de Beauté hurlés à tue-tête, le silence retomba.

— Tu as vu ? s’exclama la morille. (Sa voix télépathique résonnait si fort dans le crâne de Gren que l’adolescent se prit le front entre les mains :) Tu as vu ? Voilà notre moyen d’évasion ! Les échassières poussent ici où elles ont toute la place qui leur faut. Quand elles sont entièrement développées, elles retournent vers le continent pour y semer leurs graines. Puisqu’elles sont capables de gagner la terre ferme, pourquoi ne nous y conduiraient-elles pas ?

 

 

L’échassier fléchit sur ses articulations. Lentement, comme si le rhumatisme raidissait ses cuisses, longiformes, elle remua ses six pattes, marquant un temps d’arrêt entre chaque mouvement.

Gren avait eu bien du mal à convaincre les Bedons-Bedaines pour qui le passé et l’avenir étaient des notions dépourvues de sens. En vérité, ils paraissaient confondre l’un et l’autre : se rappelant que le premier avait été rempli de mésaventures, ils se « rappelaient » du même coup que le second serait tout aussi néfaste. Pour eux, l’île était le présent, c’est-à-dire quelque chose qu’il fallait se garder de troquer contre d’imaginaires félicités.

— Nous ne pouvons pas demeurer ici, leur expliqua Gren. La nourriture va probablement finir par manquer.

— Nous t’obéirons joyeusement, Grand Berger, répondirent-ils en courbant le dos. Si toute la nourriture disparaît, nous partirons avec toi vers le monde humide sur une plante-échasse. Mais pour le moment, nous mangeons à pleines dents. Nous partirons quand il n’y aura plus de manger.

— Il sera trop tard. C’est maintenant qu’il faut profiter de la migration des échassières.

Ces paroles avaient déclenché un nouveau torrent de lamentations et, dans leur désespoir, les Bedons-Bedaines s’assénaient de gigantesques claques sur les fesses.

— Nous n’avons encore jamais vu les plantes-échasses se promener. Où étaient-elles, si nous ne les avons jamais vues ? Ô bergers terribles ! Ô sans-queue, ne partez pas ! Nous ne voulons même pas voir les échassières marcher.

Gren avait bientôt renoncé à discuter. Aux premiers moulinets de son bâton, les protestataires se rendirent à ses raisons et il les conduisit, renâclant et reniflant, jusqu’à un groupe de six fleurs qui poussaient au bord d’une petite falaise dominant la mer et dont les bourgeons s’étaient ouverts depuis peu.

Obéissant aux directives de la morille, les humains avaient rassemblé quelques provisions. Leurs vivres, empaquetés dans des feuilles, avaient été fixés aux calices à l’aide de lianes. Tout était prêt pour le départ.

Le couple avait obligé les Bedons-Bedaines à prendre place chacun dans une cosse en leur recommandant de se cramponner fermement. Alors, Gren avait secoué tour à tour les pistils, déclenchant une avalanche de pollen et les siliques aussitôt fécondées s’étaient l’une après l’autre élevées dans les airs avec leurs passagers. Il y avait eu un incident avec la quatrième échassière. Elle se recourbait au-dessus du vide et, du fait de sa surcharge imprévue, elle avait pris une position oblique lors de son élongation. On aurait dit une autruche au cou brisé et le malheureux Bedon qu’elle abritait appelait à l’aide d’une voix angoissée. Mais il n’y avait rien eu à faire : il avait lâché prise et il était tombé dans la mer avec les provisions, tel une sorte d’Icare caricatural. Il avait été aussitôt entraîné par le courant. Débarrassée de son excédent de bagages, la plante s’était redressée et amalgamée aux trois autres.

— À nous, murmura Gren.

Il poussa vers les deux dernières fleurs Yattmur qui contemplait fixement l’océan. Mais, sans colère, la jeune fille s’arracha à son étreinte.

— Faudra-t-il que je te caresse les côtes comme si tu n’étais qu’un Bedon-Bedaine ?

Elle ne sourit pas : Gren avait toujours son gourdin à la main. Quand elle vit qu’il le serrait plus fortement, elle capitula et se hissa jusqu’au gros calice vert. S’accrochant aux nervures qui garnissaient la cosse, les deux humains secouèrent le pistil de leur fleur et, un instant plus tard, ils étaient projetés en l’air, tandis que Beauté, tournoyant autour d’eux, les exhortait à ne pas se laisser déposséder des droits acquis…

Yattmur, terrorisée, chut la tête en avant parmi les étamines recouvertes de pollen dont le parfum entêtant était presque irrespirable. Mais elle était incapable de bouger. Le vertige s’empara d’elle.

Une main lui frôla timidement l’épaule :

— Si la peur te donne faim, ne mange pas la fleur à la mauvaise odeur, mange le bon poisson sans jambe que nous avons pris dans les flaques.

Yattmur parvint à lever les yeux vers le Bedon-Bedaine qui lui parlait. La bouche de la créature replète était agitée d’un tremblement nerveux, ses gros yeux étaient pleins de douceur et sa toison, couverte de pollen, ridiculement pâle. Il n’avait pas une once de dignité ; d’une main il se grattait et, de l’autre, il lui présentait un poisson.

Yattmur éclata en sanglots.

Consterné, le Bedon-Bedaine s’approcha d’elle autant qu’il le put et lui entoura les épaules de son bras poilu.

— Le poisson ne fait pas mal. Il ne faut pas verser de larmes mouillées pour le poisson.

— Ce n’est pas cela… Mais nous vous avons causé tellement de souffrances…

— Pauvres hommes-bedaines ! Tous, nous sommes perdus complètement, se lamenta son interlocuteur dont les deux congénères reprirent en chœur la mélopée funèbre. C’est vrai. Vous nous avez fait cruellement beaucoup de mal.

Ces plaintes déchirantes attirèrent l’attention de Gren qui surveillait le sol avec angoisse dans l’attente du moment où la plante s’arracherait à ses racines. Son gourdin s’abattit à grand bruit sur le dos du Bedon-Bedaine qui s’efforçait de réconforter Yattmur. Le malheureux s’écarta vivement en poussant un hurlement que reprirent ses compagnons.

— Ne la touchez pas, ignobles créatures, hurla sauvagement Gren en se redressant sur les genoux. Si vous recommencez, je vous précipite sur les rochers.

Yattmur le regarda en silence avec un rictus qui lui découvrait les dents. Sans un mot. Personne ne parla plus avant que l’échassière ne se fût ébranlée.

 

*

 

Gren perçut l’excitation et le sentiment de triomphe qui émanait de la morille quand le végétal accomplit son premier pas. Les six longues pattes avancèrent à tour de rôle ; la plante s’arrêta, cherchant son équilibre, repartit, marqua encore un temps d’arrêt avant de se remettre en marche avec, cette fois, plus d’assurance. Lentement, elle s’éloigna de la falaise, traversa l’îlot dans toute sa largeur pour atteindre l’endroit de la plage où ses semblables s’étaient rendues avant elle. Là, le courant était moins fort. Sans hésiter, elle pénétra dans la mer et, bientôt, ses jambes furent presque entièrement immergées.

— C’est merveilleux ! s’exclama Gren. Enfin, nous pouvons fuir cet horrible récif !

— Nous n’y étions pas si malheureux, rétorqua Yattmur. Il n’y avait pas d’ennemis. Toi-même, tu disais que tu souhaitais y rester.

— Il n’était pas possible de s’y éterniser, répondit dédaigneusement Gren en reprenant l’argument qu’il avait déjà opposé aux Bedons-Bedaines.

— C’est un beau parleur, ton champignon magique. Son seul but, c’est de se servir des choses : des Bedons-Bedaines, de toi, de moi, des échassières. Mais ce n’est pas pour lui qu’elles poussent, c’est pour elles, Gren. C’est pour elles, pas pour nous, qu’elles vont vers le continent. Nous sommes très fiers parce que celle-ci nous transporte. Mais avons-nous raison de nous vanter de notre intelligence ? Les pauvres Bedons, eux aussi, se croient très intelligents. Suppose que nous ayons commis une sottise ?

C’était la première fois que Yattmur tenait un pareil langage. Gren la dévisagea, ne sachant que répondre. Puis la colère s’empara de lui :

— Tu me détestes, n’est-ce pas ? Sinon, tu ne parlerais pas de cette façon. Est-ce que je t’ai fait du mal ? Est-ce que je ne te protège pas ? Est-ce que je ne t’aime pas ? Nous savons pertinemment que les Bedons-Bedaines sont des imbéciles. Nous, nous sommes différents : aussi, nous ne pouvons pas être stupides. Tu me fais de la peine, Yattmur.

La jeune fille, sans même relever l’incohérence de ces propos, poursuivit d’une voix morne comme si elle n’avait rien entendu :

— Cette plante nous véhicule, soit. Mais, où nous mène-t-elle ? Nous l’ignorons. Nous confondons ses désirs et les nôtres.

— Où veux-tu donc qu’elle nous mène, sinon sur le continent ?

— Vraiment ? Tu devrais regarder autour de toi.

Il suivit le geste de sa main. La terre était visible au loin, mais l’échassière qui avait commencé par mettre le cap sur elle remontait à présent un courant parallèle à la côte. La rage au cœur, Gren dut se rendre à l’évidence car aucun doute n’était possible : il fallait abandonner l’espoir que la plante les conduirait jusqu’au continent.

— Tu es contente ? siffla-t-il.

Yattmur ne répondit pas. Elle se pencha et plongea la main dans l’eau pour l’en retirer en hâte : contrairement au courant qui, quelque temps auparavant, leur avait permis d’atteindre le récif, celui que l’échassière était en train de remonter était froid. Et ce froid atteignait la jeune fille au cœur.

Les icebergs dérivaient à l’entour. L’échassière poursuivait sa course imperturbable d’une allure uniforme. Elle n’était pas seule de son espèce. D’autres végétaux, venus d’autres îles, lui faisaient cortège. Il était clair que l’heure était venue pour les plantes d’émigrer vers la pépinière ignorée, berceau de leur race. De temps à autre, un iceberg en heurtait une, la brisait, mais l’incident n’avait pas la moindre influence sur la progression de l’étrange caravane. Des pattoches, semblables à celles qui avaient élu domicile sur le récif, grimpaient sur l’esquif improvisé des humains. Leurs mains tuméreuses et grises sortaient de l’eau, tâtonnantes, en quête d’un peu de chaleur et se hissaient furtivement de nodosité en nodosité. Gren se débarrassa avec dégoût d’une de ces créatures qui rampait le long de son épaule.

Dès qu’il s’était aperçu que le voyage serait plus long que prévu, le garçon avait rationné la nourriture et les trois malheureux Pêcheurs étaient tombés dans une sorte de léthargie. Le froid n’arrangeait pas les choses. Le soleil semblait sur le point de sombrer dans l’océan et un vent cinglant soufflait presque sans interruption. Du ciel d’encre, soudain, tombèrent des grêlons qui faillirent leur arracher la peau et contre lesquels ils ne pouvaient se protéger. Si dépourvu d’imagination qu’il fût, le voyageur ne pouvait échapper à l’impression qu’il glissait droit vers le néant, impression rendue plus vive encore par les bancs de brume de plus en plus nombreux qu’ils traversaient. Et quand le brouillard se levait, on voyait, spectacle bien propre à susciter l’effroi, l’horizon barré d’une ligne sombre et immobile.

Enfin, la trajectoire de l’échassière parut s’infléchir. L’excitation des Bedons-Bedaines, retrouvant subitement leur goût du caquetage, réveilla Gren et Yattmur qui dormaient, recroquevillés au fond de leur calice.

— L’eau mouillée du monde humide ruisselle sur les jambes des pauvres Bedons-Bedaines et les pauvres Bedons-Bedaines ont froid. Nous poussons des grands cris de joie car nous allons mourir dans le sec. Rien n’est plus beau pour un Bedon-Bedaine que le sec et chaud, et le monde sec et chaud vient à notre rencontre.

Gren ouvrit les yeux en maugréant, curieux cependant de connaître le motif de tant d’animation.

C’était vrai : les pattes de l’échassière étaient à nouveau visibles. Le végétal avait quitté le courant, et, de sa démarche toujours aussi régulière, il s’acheminait vers la côte recouverte d’une forêt touffue.

— Nous sommes sauvés, Yattmur ! Enfin, nous allons aborder !

C’étaient les premiers mots qu’il adressait depuis longtemps à sa compagne.

Yattmur se leva. Les Bedons-Bedaines l’imitèrent et, communiant pour une fois dans la même joie, les cinq voyageurs s’étreignirent.

— Rappelez-vous ce qui est arrivé en 45 à la Ligue de défense des sourds ! s’égosillait Beauté en tournoyant au-dessus d’eux. Affirmez vos droits ! N’écoutez pas ce que vous dit l’autre camp : ce ne sont que mensonges et propagande. Refusez de vous laisser écraser entre la bureaucratie de Delhi et les intrigues communistes. À bas le travail noir !

— On va bientôt être secs, se réjouirent les Bedons-Bedaines.

— Dès que nous aurons touché terre, nous ferons un feu, leur promit Gren.

Yattmur était ravie de voir son ami dans de plus heureuses dispositions d’esprit, mais un doute, soudain, la tenailla :

— Comment ferons-nous pour redescendre ?

Le regard que lui lança Gren fit de nouveau bouillonner la colère en elle, la colère de voir déjà rompue cette trêve précaire.

Comme le garçon ne répondait pas immédiatement, elle comprit qu’il conférait avec la morille. Enfin, il se décida à parler :

— L’échassière ira à la recherche d’un endroit où déposer ses graines. Alors, elle se couchera et il sera facile de sauter. Ne t’inquiète de rien. C’est moi qui commande.

Elle ne comprenait pas pourquoi il employait un ton si hargneux.

— Tu ne commandes rien, Gren. La plante ira où elle voudra, sans que nous ne puissions rien faire. C’est bien cela qui m’inquiète.

— C’est ta bêtise qui te fait t’inquiéter !

Ces mots blessèrent Yattmur, mais elle était décidée à s’accrocher à la moindre consolation.

— Cela ira mieux pour tout le monde quand nous serons sur la terre ferme. Peut-être seras-tu alors moins méchant.

Comme ils scrutaient le rivage (un rivage dont le moins qu’on pût dire était qu’il n’avait rien d’hospitalier), de la forêt surgirent deux grands oiseaux noirs qui, les ailes largement déployées, prirent rapidement de l’altitude. Après avoir tracé quelques cercles dans l’air, ils se dirigèrent d’un vol lourd vers l’échassière.

— Couchez-vous ! ordonna Gren en dégainant.

— Boycottez les produits frelatés ! s’exclama Beauté. Opposez-vous au travail noir. Soutenez le programme antitripartite d’imbroglio.

L’échassière pataugeait à présent dans les basses eaux. Avec un vacarme assourdissant, les ailes charbonneuses frôlèrent la tête des humains, tandis qu’un fumet nauséabond remplissait l’air. En un éclair, les puissantes serres des ténébreux rapaces se refermèrent sur Beauté. Avant que ses ravisseurs l’eussent entraînée dans la profondeur du feuillage, un dernier appel retentit :

— Luttons aujourd’hui pour préserver demain ! Sauvons la démocratie !

L’échassière prit pied sur la grève, ses longues jambes grêles ruisselant d’eau. Quatre ou cinq de ses pareilles accostaient un peu plus loin. Leur vivacité, leur apparente détermination (une détermination quasi humaine) tranchaient sur le décor désolé. Ici, Gren et Yattmur ne sentaient pas la sourde palpitation de la vie qui animait les lieux où ils avaient autrefois vécu. Ce n’était plus que le fantôme de la serre luxuriante qui avait été leur monde quotidien. Le soleil, très bas au-dessus de l’horizon, était comme un œil sanglant sur une plaque de marbre. Une lueur crépusculaire baignait le paysage. Le ciel était obscur et la mer elle-même semblait morte. Pas une algue ne montait la garde devant la plage, pas un poisson ne frétillait dans le creux des rochers.

Le calme de l’océan qui frémissait à peine (les échassières avaient choisi la saison où il n’y avait pas de tempête pour effectuer leur migration) ne faisait que rendre l’ambiance plus lugubre encore.

Le même calme régnait sur la terre. Certes, il y avait la forêt, mais, engourdie par l’ombre et par le froid, rongée par l’éternelle grisaille, elle ne vivait qu’à demi. Comme ils approchaient des troncs chétifs, les humains constatèrent que les feuilles étaient piquetées de moisissure. Une tache d’un jaune vif leur attira soudain l’œil et une voix s’éleva :

— Votez S.R.H., c’est voter pour la démocratie !

Tel un jouet brisé, la machine à porter la contradiction gisait parmi les branchages, là même où les deux oiseaux l’avaient abandonnée. Seule une de ses ailes demeurait visible. Elle continuait de proclamer ses slogans d’une voix de plus en plus lointaine à mesure que les voyageurs s’enfonçaient vers l’intérieur.

— Quand allons-nous nous arrêter ? murmura Yattmur.

Gren ne répondit pas. Elle ne s’attendait d’ailleurs pas qu’il lui répondît. Il ne daigna même pas l’honorer d’un regard. Elle serra les poings à se faire rentrer les ongles dans la chair pour se maîtriser, sachant bien qu’il n’était pas responsable.

Les échassières avançaient avec prudence. Dominant la forêt de toute leur taille, elles écrasaient à chaque pas les feuilles crissantes, tournant délibérément le dos au soleil à demi dissimulé par l’écran de verdure moisie. Brusquement, un sombre essaim de plantoiselles prit son essor et, dans un grand tumulte d’ailes battantes, piqua vers l’astre du jour sans que la trajectoire des végétaux en marche vers la frontière du monde éclairé déviât d’un pouce.

En dépit de leur crainte qui se faisait de plus en plus lancinante, les humains durent se résoudre à entamer une partie de leurs provisions. Le repas terminé, ils s’installèrent de leur mieux au fond de leurs calices pour prendre quelque repos. Gren boudait toujours.

En se réveillant (et c’était bien à contrecœur qu’ils se réveillèrent, car reprendre conscience, c’était retrouver le froid), ils durent constater que la situation s’était encore aggravée. Leur monture traversait une sorte de cuvette noyée d’ombre. Seul un rayon de soleil s’attardait encore sur le corps de la plante. La forêt continuait de se dérouler au-dessous d’eux mais, déformée, elle faisait penser à une créature soudain frappée de cécité qui, terrorisée, vacille en lançant ses bras en avant. Ici et là, on pouvait voir une feuille se balancer mais les rameaux, distordus de façon grotesque, étaient à présent presque entièrement dénudés. On aurait dit que le banian géant qui recouvrait toute la terre refusait de croître en ces lieux. Les Bedons-Bedaines, le regard fixe, frissonnaient d’angoisse.

— Voici la gueule de la nuit éternelle, gémissaient-ils. Pourquoi n’avons-nous pas eu le triste bonheur de mourir il y a bien, bien longtemps, quand nous étions tous ensemble.

— Vous, vous allez vous tenir tranquilles ! s’écria Gren en s’emparant de son gourdin.

Les parois de la vallée renvoyèrent les échos caverneux et brouillés de sa voix.

— Ô sans-queue, vous auriez dû avoir la miséricorde de nous tuer alors. Ici commence le monde noir qui va refermer sa mâchoire sur nous. Hélas ! Où est le soleil ? Quelle misère que la nôtre !

Gren était impuissant à mettre fin à ces lamentations. Les ténèbres s’amoncelaient autour d’eux. En face, il y avait une petite éminence dont le sommet, auréolé d’un ultime rayon de soleil, rendait plus écrasant encore le poids de la nuit. L’échassière commença d’escalader la butte. D’autres plantes se hâtaient dans la vallée.

L’ascension était ardue mais leur monture végétale n’interrompait pas sa course. La forêt s’était coulée dans la gorge obscure, luttant pour lancer une ultime vague de verdure jusqu’à la dernière bande de sol éclairée.

— Crois-tu qu’elle s’arrêtera au sommet ? demanda Yattmur.

— Que veux-tu que j’en sache ?

— Et ta morille ?

— Elle n’en sait rien, elle non plus. Laisse-moi en paix ! On verra bien ce qui se passera.

Pris entre la peur et l’espoir, les Bedons-Bedaines eux-mêmes, les yeux écarquillés sur le décor fantastique, retombèrent dans un silence apathique.

L’échassière montait toujours. Ses articulations grinçaient et rien n’indiquait qu’elle songeât à faire halte. À longues foulées impassibles, elle se frayait sa route, écrasant le feuillage à chaque pas et bientôt aucun doute ne fut possible : le dernier bastion de la lumière et de la chaleur n’était pas le but de sa course. À présent, elle avait atteint le faîte de l’éminence : pourtant, elle poursuivait sa progression avec cet automatisme végétal que les humains avaient fini par prendre en aversion.

— Je vais sauter ! s’exclama Gren en se mettant debout.

En voyant la lueur de folie qui dansait dans ses prunelles, Yattmur se demanda qui parlait, lui ou la morille. Elle emprisonna les jambes de son ami entre ses bras serrés.

— Mais tu vas te tuer ! hurla-t-elle.

Gren brandit son gourdin, mais il s’immobilisa brusquement. Sans une pause, l’échassière commençait à dévaler le long du flanc obscur de la colline.

Les humains eurent une dernière vision du soleil. Un instant encore, ils purent apercevoir la bande d’or tranchant sur la grisaille de la forêt obscure. Puis tout s’effaça derrière l’épaulement de la colline : ils glissèrent dans le royaume de la nuit. Alors ils poussèrent un même cri dont l’écho se perdit dans l’espace invisible qui les entourait.

Pour Yattmur, il n’y avait qu’une certitude : ils étaient entrés dans le pays de la mort. Assommée par cette révélation, la jeune femme enfouit son visage dans le pelage soyeux du Bedon-Bedaine le plus proche. La voix de Gren retentit à ses oreilles. On aurait dit qu’elle venait de très loin et les mots étaient à peu près inintelligibles. Yattmur n’essaya d’ailleurs pas d’en déchiffrer le sens avant que le balancement régulier de la plante l’eût enfin persuadée que le contact n’était pas totalement rompu entre elle et le monde environnant.

— Je ne comprends pas ce que tu dis, murmura-t-elle.

La voix s’interrompit. Puis Gren répéta ses explications. Des lambeaux de phrases informes s’échappaient de sa bouche :

— Le monde est fixe. Un de ses hémisphères est perpétuellement ensoleillé… pas de révolutions axiales grâce à quoi… sommes sur la face nocturne… traversé le terminateur… ligne au delà de laquelle les arbres ne peuvent pas pousser…

— Gren, Gren ! Arrête !

Ces propos étaient si décousus qu’elle était incapable de leur prêter attention. Ses dents s’entrechoquaient. Lorsque Gren se fut tu, elle comprit que, en réalité, c’était la morille qui avait parlé. Alors, elle tendit le bras pour étreindre son ami et se décida à ouvrir les yeux afin de voir son visage.

Elle le devina plutôt qu’elle ne le vit, spectral et qui flottait parmi les ombres. Mais cette vision la réconforta cependant quelque peu. Gren la prit par les épaules, leurs joues se touchèrent et ce contact rendit à la jeune fille assez de courage pour la décider à jeter un coup d’œil furtif autour d’elle.

Dans sa terreur elle avait imaginé un néant absolu, elle s’était figuré qu’ils étaient peut-être tombés dans une sorte d’océan cosmique abordant aux rivages mythiques du Ciel. La réalité était à la fois moins impressionnante et plus désagréable. Juste au-dessus de leurs têtes s’attardait comme un souvenir du soleil, mais le ciel était plus ténébreux qu’il ne l’avait jamais été. Intriguée par un bruit mou qui accompagnait leur course, Yattmur abaissa son regard : ce fut pour se rendre compte que l’échassière avançait au milieu d’une couche de vermisseaux frétillants qui se précipitaient sur ses pattes. Le végétal devait se mouvoir avec la plus grande prudence pour conserver son équilibre au milieu de ce furieux bouillonnement reptilien. Certains de ces vers étaient si grands qu’ils atteignaient presque les calices où étaient blottis les humains qui, le temps d’un éclair, pouvaient alors apercevoir le jaillissement d’une tête terminée par un organe en forme de bol. Une bouche, des yeux, un appareil destiné à capter le peu de chaleur qu’il y avait ? Yattmur aurait été bien en peine de le dire mais le gémissement d’horreur qu’elle poussa fit sortir Gren de son état de transe. Ce fut presque avec satisfaction qu’il se mit à décapiter les assaillants à mesure qu’ils surgissaient des ténèbres car, s’ils lui inspiraient de l’horreur, cette horreur-là, il était capable de la comprendre et de l’affronter.

L’échassière qui avançait à leur gauche paraissait en difficulté. Bien qu’ils ne pussent la distinguer que très vaguement, ils se rendaient compte que la nappe grouillante où elle enfonçait était plus épaisse. Elle s’était immobilisée au milieu du tourbillon tentaculaire qui l’assiégeait et sa silhouette qui se découpait contre une tache de lumière venue de l’autre côté de la colline vacilla soudain. La plante, silencieusement, tomba. Pour elle, le voyage était terminé.

Indifférente à ce drame, celle où les humains avaient trouvé refuge continuait de dévaler la pente. Les vers, peu à peu, se raréfièrent. Enracinés, ils ne pouvaient se lancer à la poursuite de la proie et plus celle-ci prenait du champ, plus ils se révélaient chétifs et isolés. Bientôt, ils ne formèrent plus, ici et là, que de petits buissons que le végétal évitait sans peine.

Un peu rassurés, Gren et Yattmur prêtèrent plus d’attention au décor. Le sol était recouvert de rochers et de pierres. Sans doute était-ce là l’explication de la disparition des vers. Jadis, un fleuve avait charrié ces détritus, dont le lit marquait le fond de la vallée. Une fois celui-ci franchi, le sol, à nouveau, s’éleva. Mais il ne portait plus à présent la moindre trace de végétation.

— Laissez-nous mourir, gémirent les Bedons-Bedaines. C’est trop affreux d’être vivants dans le pays de la mort. Ô Grand Berger ! Fais-nous la grâce de tourner contre nous ton petit couteau cruel. Vite, égorge les hommes-bedaines pour leur faire quitter le pays de la mort. Oh ! le froid nous brûle !

Après avoir supporté quelque temps ce chœur de lamentations, Gren brandit son gourdin. Mais Yattmur lui saisit le poignet :

— N’ont-ils pas le droit de se plaindre, Gren ? Je me sentirais plutôt encline à faire comme eux. À quoi bon les frapper ? Ne sommes-nous point condamnés à mourir, eux et nous ? Nous sommes au delà du monde. Seule la mort est capable de vivre ici.

— N’oublie pas que les échassières sont libres, elles, si nous ne le sommes pas. Penses-tu qu’elles courent vers la mort ? Tu es en train de devenir une Bedon-Bedaine, femme.

— C’est de consolation que j’ai besoin, pas de reproches, dit Yattmur après un silence.

Gren ne répondit rien.

L’échassière escaladait toujours la pente à grandes enjambées régulières. Bercée par les plaintes funèbres des Bedons-Bedaines, Yattmur finit par s’assoupir. Quand la morsure du froid la réveilla, les petits hommes s’étaient tus. Tout le monde dormait. Un peu plus tard, elle entendit Gren pleurer, mais elle était si engourdie qu’elle ne put résister au sommeil hanté de rêves épuisants où elle s’engluait.

La lucidité lui revint brusquement. Une masse informe et rougeoyante flottait devant elle, rompant la monotonie crépusculaire environnante. Haletante de frayeur et d’espoir, elle secoua son compagnon.

— Regarde ! Quelque chose brûle là-bas. Qu’allons-nous trouver ?

L’allure de l’échassière s’accélérait comme si la plante comprenait qu’elle arrivait au terme de sa quête.

 

 

Il était malaisé de percer les ténèbres et un long moment s’écoula avant qu’il leur fût possible de discerner ce qu’il y avait devant eux. Mais à mesure que le végétal poursuivait son ascension, ils parvenaient à distinguer, au delà de l’arête qu’ils étaient en train d’escalader, une montagne surmontée de trois pics. C’était de cette montagne qu’émanait la lueur rouge qui avait surpris Yattmur.

Nul spectacle n’aurait pu être plus sublime. Partout, c’était le règne de la nuit. Il n’y avait pratiquement plus trace de soleil dans le ciel. Pas un mouvement dans la vallée invisible où, furtif, le vent glacial rôdait comme un étranger errant dans une ville en ruine, à minuit.

Peut-être n’était-on pas au delà du monde, comme le croyait Yattmur : du moins étaient-ils au delà du monde de la végétation. Sous leurs pieds, le vide absolu épousait les absolues ténèbres. Mais la montagne, immense et grandiose, s’élevait, dominant la désolation. Sa base se confondait avec la nuit, mais son faîte se dressait assez haut pour capturer un reflet du soleil, pour irradier sa chaleur, pour répandre son éclat sur l’immensité obscure.

Gren serra le bras de Yattmur et, sans une parole, leva la main. D’autres échassières avaient franchi le sombre abîme. Devant eux, il y en avait trois qui, de leur démarche égale, grimpaient le long des flancs de la montagne. Lointaines, fantasmagoriques, leurs silhouettes, néanmoins, rendaient moins pesante l’impression d’isolement.

Yattmur secoua les Bedons-Bedaines endormis afin qu’ils pussent, eux aussi, jouir du spectacle et les trois petits êtres grassouillets contemplèrent la montagne en se tenant pas le bras.

— C’est une vue bonne à l’œil, murmurèrent-ils béats d’admiration.

— Très bonne, renchérit Yattmur.

— C’est, dans le pays de la nuit et de la mort, un lieu pour croître. Le délicieux bout de soleil fait de cet endroit une résidence heureuse.

— Peut-être, accorda Yattmur bien qu’elle pressentît des difficultés que, dans leur simplicité, les Bedons-Bedaines étaient incapables d’envisager.

Plus on s’élevait, plus la luminosité augmentait. De nouveau, le soleil miséricordieux leur prodiguait sa clarté et ils se gorgeaient à tel point de cette vision que la vallée tout entière semblait ponctuée d’une farandole de lucioles rouges et vertes.

Sans se laisser émouvoir par cette vue splendide, ces semis d’or grêlant l’océan figé des ténèbres, l’échassière poursuivait son ascension, débusquant de temps en temps une pattoche qui allait se perdre parmi les ombres. Lorsqu’elle atteignit l’enfourchure de deux pics, elle s’immobilisa brusquement.

— Par tous les esprits, je crois qu’elle ne veut pas aller plus loin, s’exclama Gren.

Du groupe des Bedons-Bedaines s’élevèrent des piaillements d’excitation. Mais Yattmur observa l’horizon d’un air soucieux.

— Comment allons-nous mettre pied à terre ? demanda-t-elle d’une voix inquiète.

Rien n’indiquait que le végétal allait reprendre sa marche.

— Il va falloir escalader, dit Gren après avoir réfléchi un instant.

— Eh bien, tu me montreras comment ! Je suis frigorifiée et complètement engourdie depuis le temps que je suis recroquevillée. Mes muscles sont aussi raides que des bouts de bois.

Lui jetant un regard de défi, Gren se leva et s’étira. Puis il entreprit d’étudier la situation. Faute de corde, il n’y avait pas moyen de descendre. D’autre part, les protubérances du calice leur interdisaient de se laisser glisser jusqu’aux pattes de l’échassière. Désorienté, Gren se rassit.

Ils attendirent. Ils mangèrent un peu. Leurs provisions commençaient à moisir. Le sommeil s’empara d’eux. Quand ils se réveillèrent, rien n’avait changé, sinon qu’il y avait quelques échassières de plus et que d’épais nuages s’amoncelaient dans le ciel. Les humains demeuraient là, impuissants, tandis que la nature indifférente, telle une gigantesque machine dont ils n’étaient que le plus infime des rouages, continuait d’accomplir son travail.

Les nuages, qui roulaient en moutonnant au-dessus de leurs têtes, énormes et noirs, se figeaient à la manière d’un lait qui se caille quand le soleil les frappait. Et le soleil, bientôt, s’obscurcit. L’ombre engloutit le flanc de la montagne. Paresseusement, des flocons de neige se mirent à tomber.

Serrés les uns contre les autres, les humains courbaient le dos sous la rafale humide et glacée. Sous eux, ils sentaient trembler leur monture dont les jambes s’enfonçaient lentement dans le sol mouillé. Puis, les membres amollis de l’échassière ployèrent, ployèrent encore, s’écartant toujours davantage. Soudain, les articulations de la plante, détrempées, usées par le long voyage, cédèrent. Les six échasses s’affaissèrent chacune de son côté et le grand végétal roula dans la boue. Le choc fit éclater les calices et les graines qu’ils renfermaient s’éparpillèrent à l’entour.

Une épave dans la neige : ainsi s’achevait le long voyage. Et ainsi débutait-il ! Contraintes, comme tous les autres végétaux, à résoudre le problème terrible posé par le surpeuplement de la jungle, les échassières avaient trouvé une solution : gagner les régions glaciales qui s’étendaient au delà de la ligne où la jungle perdait ses droits. Ce flanc de montagne, comme quelques autres points de la zone crépusculaire, était le théâtre d’une phase du cycle éternel de leur reproduction. Un grand nombre de graines répandues germaient : elles disposaient, pour cela, d’assez d’espace et du minimum de chaleur nécessaire. Elles se transformaient en pattoches à l’épicarpe coriace. Quelques-unes de ces pattoches, après avoir surmonté mille obstacles, finiraient par rejoindre les régions que baignait la vraie chaleur, la vraie lumière. Alors elles prendraient racine, elles fleuriraient et l’espèce se perpétuerait.

 

 

En se fracassant, le calice avait projeté les humains dans la boue. Ils se relevèrent péniblement car leurs membres étaient raides. C’est à peine s’ils pouvaient se voir les uns les autres, tant les tourbillons de neige étaient denses et épais le voile des nuages. Leurs corps paraissaient n’être que d’illusoires et blanches colonnes.

Yattmur s’inquiétait des Bedons-Bedaines : il fallait les regrouper avant qu’ils ne se perdent. Apercevant une forme humaine où se reflétait la lumière obscurcie, elle la saisit. Un visage se tourna vers elle en grondant. Elle entrevit des dents jaunes, des yeux enflammés braqués sur les siens. Elle s’écarta brusquement, mais, déjà, la créature s’était dégagée d’un bond et s’était évanouie dans les ténèbres.

Ils n’étaient pas seuls dans la montagne.

— Yattmur ! appela Gren. Les Bedons sont ici. Où es-tu ?

Elle courut vers son compagnon, si terrifiée qu’elle ne pensait même plus aux crampes qui la tenaillaient.

— Il y a quelque chose, dit-elle. Quelque chose de blanc et de sauvage, avec des dents.

Les trois Bedons-Bedaines, à ces mots, se mirent à hurler en évoquant les esprits de la mort et des ténèbres. Le garçon et la fille scrutèrent les ombres.

— Impossible de distinguer quoi que ce soit dans ce bourbier, murmura Gren en essuyant son visage couvert de neige.

Le corps ramassé, le couteau à la main, chacun était prêt à défendre chèrement sa vie.

Subitement, la neige fit place à la pluie. Alors, ils aperçurent une douzaine d’êtres blafards qui bondissaient sur une croupe de rocher et se ruaient vers le côté enténébré, halant une sorte de traîneau chargé de sacs, d’où émergeait une tige échassière.

Un rayon de soleil vint frapper le flanc de la colline lugubre. Comme s’ils avaient peur de la lumière, les êtres blêmes se glissèrent en hâte au fond d’une brèche.

Gren et Yattmur se regardèrent.

— Est-ce que ce sont des humains ? demanda le garçon.

Sa compagne haussa les épaules. Qu’en savait-elle ? Que voulait dire le mot humain ? Étaient-ils humains, les Bedons-Bedaines qui geignaient affalés dans la boue ? Et Gren, si impénétrable depuis que la morille l’avait asservi, pouvait-on encore le qualifier d’humain ?

Il y avait tant et tant d’énigmes ! Des énigmes qu’elle était incapable de formuler. Quant à y répondre…

Cependant, elle sentait à nouveau la tiède caresse du soleil sur ses membres, le ciel de plomb se frangeait d’or. Dans la montagne, il y avait des grottes où ils trouveraient abri, où ils feraient du feu.

Ils survivraient. Ils dormiraient dans la chaleur retrouvée.

Rejetant en arrière ses cheveux qui lui tombaient dans les yeux, Yattmur commença lentement l’escalade. Son ombre se découpait avec netteté sur le sol. Elle n’avait nul besoin de se retourner pour savoir que les autres lui emboîtaient le pas.